Professeur d’informatique à l’Université Mohamed Khider (UMK) de Biskra, fondateur du laboratoire de recherches en informatique intelligente (LINFI) de cette institution d’enseignement supérieur durant plusieurs années et actuellement enseignant-chercheur au « Collège of information and technology » de l’université d’El Ain des Émirats arabes unis, Okba Kazar, né en 1962 à Biskra, est un féru d’Intelligence Artificielle (IA) et de robotique. C’est aussi un maître en systèmes multi-agents et en applications numériques ; cloud computing, Internet des objets et big-data. Il est l’auteur de 394 articles de recherches en IA et de plusieurs livres et manuels consacrés à son domaine de prédilection. A l’occasion de la publication de son dernier opus « L’Intelligence Artificielle par la pratique », il a gracieusement accepté de répondre aux questions de L’Est Républicain.
Quel est le contenu de votre dernier livre et à qui est-il destiné ?
Ce livre de 200 pages, édité par « Pages bleues » à Alger, est le fruit de trois ans de labeur. Il est destiné principalement aux étudiants et aux enseignants en IA mais aussi aux profanes et au grand public qui y trouveront de quoi satisfaire leur curiosité et leur envie d’approfondir ce sujet qui secoue le monde entier. J’y rappelle l’avènement de l’IA qui est beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit ainsi que les fondamentaux et les concepts de base sous-tendant cette branche scientifique. Des chapitres sont consacrés à la résolution de problèmes avec des corrigés, aux techniques arborescentes, aux jeux et aux systèmes experts et d’apprentissage, sans omettre le traitement des langues, l’intelligence distribuée et les chaines algorithmiques multi-agents. En propositions conclusives, je formalise une série de problèmes à résoudre collectivement à travers des collaborations en ligne. Il est une modeste contribution à la littérature scientifique nationale. Je voulais mettre en lumière les aspects applicatifs de l’IA, laquelle est déjà présente dans nos vies sans même que l’on ne s’en rendre compte.
A l’instar de beaucoup d’autres chercheurs algériens, vous avez choisi de vous exiler vers un pays étranger. Quels sont les causes et les bénéfices de ce départ ?
Sincèrement, le terme d’exil est exagéré. J’ai eu des occasions opportunes de travailler à l’étranger et c’est bénéfique à plus d’un titre. Il faut savoir que l’enseignement et la recherche universitaire abolissent les notions de frontières, d’appartenance ethnique ou de couleur de peau car se confronter et comparer nos expériences avec nos pairs du monde entier aiguisent notre savoir, nous ouvrent des horizons nouveaux et nous font avancer. L’autarcie universitaire n’existe plus. Je reste attaché et disponible pour mon pays dont je suis fier car je suis un pur produit du système universitaire algérien. Il va sans dire que s’extirper du carcan national permet une meilleure interaction avec des chercheurs internationaux et aussi de se poser des questions sur les finalités, la forme et le contenu de notre enseignement universitaire que l’on devrait revoir de fond en comble pour être au diapason des grandes universités du monde. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique a initié des mesures et des modifications de bon aloi mais cela reste encore insuffisant, à mon sens, pour atteindre une efficience et des résultats probants. Au fond de moi, je suis persuadé qu’avec quelques restructurations et des aménagements, l’université algérienne, possédant des ressources humaines de valeur et des conditions techniques, se placera parmi les plus performantes du monde, pourvu que des reformes soient lancées dès à présent.
Que manque-t-il à l’Algérie pour devenir un pôle de recherche africain, voire international, en Intelligence Artificielle ?
Il ne faut plus être cauteleux et se cacher la vérité et se gargariser avec des statistiques et des bilans fondés seulement sur le nombre d’étudiants, et tomber dans les satisfécits inopérants. Nous avons un potentiel humain appréciable et des moyens colossaux matériels et financiers injectés par l’État dans la recherche scientifique mais nous sommes encore loin du compte et des résultats escomptés. Je connais un panel de chercheurs compétents et volontaires qui portent de grands projets en IA et en numérisation, lesquels sont faciles et peu onéreux à mettre en œuvre dans différents secteurs embrassant l’enseignement universitaire, l’agriculture, la santé, l’industrie, l’agroalimentaire, le transport et j’en passe. Il nous faut des gens compétents et ayant une vision de l’Algérie intelligente de 2030, avec l’élaboration d’un plan de charge précis. A titre d’exemple, les imprimantes ne sont plus utilisées dans certaines administrations et universités du monde qui sont passées à la digitalisation de tous leurs services. Qu’attendons-nous pour devenir une locomotive de développement ?
Il y a quelques années, vous avez dénoncé l’absence de pont entre le monde de la recherche universitaire et celui de l’entrepreneuriat et de l’industrie. Qu’en est-il actuellement ?
J’insiste depuis des années pour changer d’approche et de visées dans la création de doctorats devant répondre à un besoin concret du monde économique et industriel. A quoi sert une myriade de thèses doctorales parfois d’excellente qualité qui sont oubliées dans les archives ? Là où le bât blesse, c’est que nous avons une masse de connaissances théoriques et universitaires non-utilisée pour améliorer le bien-être et les services aux personnes mais personnes ne les connait car la courroie de transmission entre le secteur de la recherche universitaire et celui du travail est pratiquement inexistante en Algérie. Il y a une sorte de schisme et de rupture entre l’université et les industriels. J’ai eu l’opportunité d’assister, à l’étranger, à des réunions entre chercheurs et industriels afin que les uns présentent des projets et des problématiques et que les autres planchent sur des solutions. Ils concrétisent, à travers des contrats et des cahiers des charges, une collaboration fructueuse pour tous. C’est le modèle de coopération entre chercheurs et industriels devenant de fait des clients qui semble idoine pour capitaliser et bonifier les fruits de la recherche appliquée. Il faut reconnaitre que chez nous, le lien entre ces deux mondes est encore à nouer et à pérenniser. Le ministre Kamel Baddari à lancé des initiatives dans ce sens et il faut maintenant matérialiser tout cela en impliquant tous les intervenants et utiliser les plateformes numériques et les possibilités nationales, lesquelles ne sont pas des moindres.
Beaucoup de chercheurs en IA issus des universités algériennes reviennent régulièrement au pays pour encadrer des sessions de formations au profit des étudiants. Ont-ils les moyens et les largesses financières pour s’impliquer dans des projets concrets au lieu de rester cantonnés dans la simple transmission de connaissances théoriques ?
Je vous remercie pour cette question des plus pertinentes qui touche le fond du problème de l’université algérienne, laquelle, paradoxalement, est riche de femmes et d’hommes aux compétences reconnues dans le monde et qui est dotée de moyens colossaux offerts par l’État ne lésinant pas mais qui ne trouve pas sa place dans le classement mondial de 1.000 universités du monde. C’est que nous sommes toujours englués dans des méthodes de gestion et d’enseignement traditionnelles, archaïques et dépassées ne correspondant pas aux critères et aux conditions définis par les grandes institutions universitaires internationales. A mon sens, il nous faut une ouverture vers l’international et une harmonisation des contenus et des cursus universitaires. L’épidémie de la Covid-19 a mis à nu l’ampleur de nos défaillances et de nos lacunes pédagogiques et techniques pour prétendre à figurer parmi l’élite mondiale. On peut se mentir un temps mais ce n’est pas tenable longtemps. Google peut, à lui tout seul, nous éclairer sur nos faiblesses et nos lacunes. A quoi sert-il d’avoir des fournées d’étudiants voués au chômage ? Les chercheurs expatriés rêvent de trouver chez eux les mêmes conditions d’exercice et de travail que ceux que les universités étrangères leur offrent. La tâche n’est aisée mais nous pouvons rattraper notre retard avant d’être complètement mis au ban. Il faut œuvrer pour l’accréditation de nos diplômes et la mise en place d’un label de formation conforme à la métrique reconnue et validée par les organismes internationaux. Sachez que pendant que nous discutons, des chercheurs planchent à l’unisson sur les pro-logiciels du futur, sur la formalisation du monde virtuel, sur les multi-verses, sur les lunettes et les casques à réalité augmentée et bien d’autres applications en IA. Prenons exemple sur des modèles qui fonctionnent et qui donnent des résultats probants. Il ne sert à rien de faire de la résistance au changement ou le monde ira sans nous. Des reformes de fond sont inévitables pour accéder au rang des grandes universités du monde.
Que pensez-vous de ChatGPT qui défraye la chronique mondiale ?
C’est exemple le plus étincelant et le plus illustratif des possibilités de l’IA et aussi de la démocratisation de cet outil avec lequel vous aurez une réponse à toutes vos questions, écrirez des dissertations et rédigerez même un questionnaire ou une interview ciblée. Il est conçu de telle façon que n’importe quelle personne peut l’utiliser et y trouver des réponses rapides. Il balaie et analyse tout ce qui se trouve sur le web, même les mots et les expressions idiomatiques des dialectes, et vous en donne la portée sémantique avec les dénotations et les connotations pour chaque item dont certains n’existent même pas dans les registres et les dictionnaires mis en ligne. Pour l’avoir testé avec des termes de nos parlés vernaculaires régionaux, je peux vous dire qu’il a une puissance de traitement et de traduction phénoménale. Mais, il sera bientôt dépassé car les recherches se poursuivent pour élaborer des systèmes informatiques encore plus performants.
Quels conseils voudriez-vous prodiguer aux étudiants et chercheurs algériens en IA ?
D’abord, il faut y croire et partir du postulat qu’un ordinateur peut tout faire. Il suffit de le programmer. Il est évident que les êtres humains ont toujours craint les nouveautés et que l’IA effraie d’autant plus qu’elle est capable de remplacer l’intervention d’un individu et mettre à terre ses artefacts et ses convictions les mieux ancrées. Nous sommes à l’ère de l’intelligence générative et nos étudiants doivent se familiariser avec ces notions avant-gardistes. Il faut se fixer un plan de travail et des objectifs appuyés par un financement étatique pour concrétiser le projet inéluctable d’une Algérie intelligente pour 2030, laquelle passe par la numérisation de plusieurs secteurs névralgiques. Je remercie L’Est Républicain pour l’intérêt qu’il porte à tout ce qui touche à la vie des Algériens et à notre chère Algérie que nous ambitionnons de nommer smart-country à l’horizon 2030.
Hafedh Moussaoui
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