Constituant pourtant un des problèmes majeurs de santé publique, le tabagisme passif touchant l’ensemble de la société ne semble alarmer personne. S’attabler dans un café, un restaurant, prendre un taxi ou un bus, aller au stade, se rendre dans un lieu public, n’est pas une simple sinécure pour les non-fumeurs.
Les établissements scolaires du moyen et du secondaire ainsi que les universités et résidences universitaires ne font pas exception à la « règle » à Sétif, où les nombreuses lois portant interdiction du tabac dans les lieux publics et lieux de travail ne sont malheureusement pas appliquées. Au grand dam des spécialistes (pneumo-phtisiologues, oncologues et épidémiologistes) et des non-fumeurs, principales victimes des accrocs du tabac. Si nombre d’entreprises publiques et privées se conforment à la loi, les cafés et les véhicules de transport urbain font fi de la règlementation en vigueur. Ratifiée par l’Algérie en 2006, la Convention-Cadre pour la Lutte Antitabac (CCLAT) est ignorée à Sétif, où plusieurs gérants font semblant de ne pas la connaître. Ne mesurent pas la gravité de la situation et les dangers encourus par aussi bien les fumeurs que les non-fumeurs, les « maîtres » des lieux n’imposant aucune restriction aux consommateurs, laissent faire, ferment les yeux. « On n’est pas au courant de la loi interdisant la consommation du tabac dans un café. En franchissant le pas, on risque de perdre des clients et d’enregistrer un important manque à gagner. Je vois mal un client siroter son café sans une cigarette », nous confie un gérant d’un salon du centre-ville, où l’hygiène et les serveurs sont inscrits aux abonnés absents. Manquant cruellement d’aération, l’espace est embrumé par les émanations des cigarettes. Crasseux, les cendriers bondés de mégots dégageant des odeurs donnant la nausée aux asthmatiques et autres malades chroniques, attendant une utopique purge. La santé des consommateurs des deux bords est le dernier souci d’un autre gérant, nous accueillant avec non seulement une cigarette à la bouche mais une certaine agressivité. « Je dirige un commerce comme tous les autres. Je ne vais tout de même pas placer un vigile à côté de chaque fumeur. Il m’est impossible d’imposer l’interdiction de fumer en salle. La fréquentation et la rentabilité en sont les causes. Etroit, le local ne nous permet pas d’avoir deux espaces distincts. Froid en hiver et chaud en été, le climat ne nous permet pas d’obliger le client à fumer en terrasses », souligne notre interlocuteur, surpris, pour ne pas dire agacé, par notre démarche. « J’ai plus de trente ans de métier, c’est la première fois qu’un journaliste vient me poser de telles questions. Les clients, fumeurs ou non, s’en accommodent », dira le cafetier, mettant rapidement fin à notre discussion. En prenant une telle posture, il voulait certainement éviter d’autres questions qui fâchent, comme le « forfait » de l’hygiène des lieux, la fermeture des sanitaires et la situation socio-professionnelle d’un personnel se comptant sur les bouts d’un petit doigt. Si les fumeurs trouvent leur compte, les autres s’en offusquent.
Asphyxiés, les citoyens appellent au civisme
« Les salons, genre la potinière, café de France où café Tanja, pour ne citer que ces lieux célèbres de Sétif du bon vieux temps, ont cédé la place à des fumoirs où la tasse et sa sous-tasse sont délogés par des gobelets dont l’origine pose, le moins que l’on puisse dire, problème. Les incivilités des fumeurs nous empêchent de nous attabler, de rencontrer des amis et de décompresser après une journée de travail harassante. L’impunité et l’absence du contrôle complique la situation. En rentrant dans un café, on a comme l’impression qu’on est dans un lieu de consommation de drogue. A la sortie, on est tenaillé par des nausées et maux de tête atroces. En ces lieux, le respect des non-fumeurs est piétiné. Les directions de Santé et du Commerce devraient s’intéresser de très près à cet épineux dossier, prenant les allures d’un gravissime problème de santé publique. La chasse aux vendeurs de cigarettes dans la rue ferait du bien à la santé des gens et à l’environnement, pollué par les milliards de mégots dont la durée de vie est incommensurable », maugréent des Sétifiens d’un certain âge. « Dans certains pays, le tabagisme est un sujet récurrent. Il occupe un large espace dans les medias et le débat public. L’augmentation du prix a été suivie par d’autres mesures à la fois dissuasives et contraignantes, sachant que les espaces autorisés pour fumer se rétrécissent comme une peau de chagrin. Ils sont même arrivés à interdire la cigarette sur les plages et dans tous les lieux publics, y compris dans les terrasses de cafés. Chez nous, la tolérance pour le tabagisme est inouïe. Des pays comme Singapour sanctionnent sévèrement les contrevenants, obligés de payer une amende de 1.000 dollars pour une cigarette grillée dans un lieu public. Il faudra emboîter le pas à ces pays car il y va de notre santé et celle de nos enfants », rétorquent nos interlocuteurs, s’interdisant désormais l’accès à ces « fumoirs » où sévissent cigarettes et parfois chichas, produits très nocifs entraînant des effets gravissimes sur la santé.
Un fléau qui coûte très cher à la santé
Contactés, de nombreux médecins tirent la sonnette d’alarme : « De par sa nicotine, le tabac est une véritable drogue. Le tabagisme en Algérie exige une lutte permanente, d’autant que les lois demeurent non-appliquées. Il y va de la vie de nos enfants. Il faut savoir que les enfants d’un parent fumeur sont des « candidats potentiels » à des rhinopharyngites, des bronchites, de l’asthme. Il est grand temps de passer à la dissuasion et rendre la cigarette inaccessible, notamment dans les milieux des jeunes. Une forte augmentation du prix d’un paquet serait une solution. Produit imposable, le tabac coûte très peu chez nous alors que dans certains pays européens, il est vingt à trente fois plus cher et son prix ne cesse d’augmenter ». Ayant bien voulu répondre à L’Est Républicain, Pr. Hamdi Cherif Mokhtar, ancien chef de service d’épidémiologie au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Sétif, président de l’Observatoire du Tabac en Afrique (OTAF) et président de l’Alliance des Ligues Africaines et Méditerranéennes de lutte contre le cancer (ALIAM), estime que le tabagisme coûte très cher à la santé publique : « L’interdiction de fumer dans les lieux publics existe depuis plus de 18 années. La convention cadre de lutte contre le tabac de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, NDLR) est ratifiée par l’Algérie par le décret présidentiel N° 06-120 du 12 mars 2006. Malheureusement, l’application de cet arsenal juridique et stratégique reste faible sur terrain. Il faut appliquer la loi pour que l’espace public soit sans tabac et que les contrevenants soient sanctionnés. On n’a pas le choix ». En mettant le doigt sur les conséquences sur la santé des fumeurs et des non-fumeurs, le spécialiste met en garde : « Selon le rapport publié le 31 juillet 2023 par l’OMS, 8,7 millions de personnes meurent chaque année du tabagisme, dont 15 % par tabagisme passif, soit 1,3 millions. On compte aujourd’hui 1.4 milliards de fumeurs. 600 millions de personnes aujourd’hui en vie seront tuées par le tabac. Ce phénomène est dû à une stratégie commerciale appliquée par l’industrie du tabac à l’échelle mondiale, qui cible en priorité les jeunes et les femmes afin d’exploiter ce nouveau marché potentiel. En Algérie, ce qui est inquiétant, c’est la prévalence de la consommation du tabac chez les adolescents dès l’âge de 10 ans. 8,1 % des enfants âgés entre 13 et 15 consomment le tabac selon l’étude réalisée en 2013 par l’OMS. Les effets du tabagisme actif et passif sont de plus en plus néfastes et responsables des principales maladies. En plus de ces effets chez l’homme, une grande partie des femmes et des enfants sont victimes du tabagisme passif ».
Source d’une multitude de malheurs
Sans ambages, le fondateur du premier registre du cancer en Algérie estime que le tabagisme est source d’une multitude de malheurs : « Selon le Registre du Cancer de Sétif, la majorité des cancers liés au tabac augmentent chaque année entre 3 et 7 %. Le cancer du poumon occupe la première place avec un nombre de 5.000 nouveaux cas en 2022, avec une augmentation du pourcentage annuel de 3 %. Ainsi, que l’augmentation du cancer du poumon chez la femme est lié au tabagisme passif et actif. Notons que le tabagisme est derrière plusieurs autres pathologies graves, comme les maladies cardiovasculaires, respiratoires et digestives, les maladies de la sphère ORL (oto-rhino-laryngologiste), les maladies gynécologiques, la stérilité de la femme et de l’homme, la prématurité du nourrisson, la mort subite du nourrisson, etc ». Pour arrêter une hécatombe ne disant pas son nom ou du moins l’atténuer, Pr. Hamdi Cherif ne va pas par quatre chemins : « Une véritable stratégie de lutte contre le tabac demande une volonté politique forte de prévention. La mise en œuvre des six mesures ‘’Mpower’’ de l’outil juridique international, qui est la CCLAT, est primordiale. Cette stratégie consiste à surveiller la consommation du tabac, protéger la population contre la fumée du tabac et offrir une aide à ceux qui veulent renoncer au tabac. Sans une campagne de sensibilisation continue et accrue contre les dangers du tabagisme, toute lutte serait vaine. Faire respecter l’interdiction de la publicité, de la promotion et du parrainage en faveur du tabac, ce sont les autres outils indispensables de lutte contre le tabagisme en Algérie. L’augmentation des taxes sur le tabac ferait, à mon sens, du bien à beaucoup de monde, singulièrement au trésor public. La réussite de ce combat passe inévitablement par l’application stricte de l’arsenal juridique et des sanctions coercitives exemplaires », précise l’expert. Contactées, des enseignantes des trois paliers de l’éducation nationale n’esquivent pas le sujet. Ayant gros sur le cœur, nos interlocutrices, des mères familles de surcroît, se lâchent : « De centaines d’élèves sont désormais accrocs à la cigarette. Alertés, les parents s’avouent impuissants. Il nous arrive de les surprendre fumer dans les salles de cours, entre deux séances ». « Nous profitons de l’occasion pour dénoncer et condamner les comportements de nombreux pères de familles, n’éprouvant aucune gêne à fumer en voiture et à la maison. De tels comportements sont à l’origine de disputes et de gravissimes conflits familiaux. La cigarette à la maison ou en voiture est un cauchemar quotidien. Les gens meurent à petit feu. Que dit la loi à ce sujet ? », s’interrogent non sans forte dose d’angoisse les pédagogues.
Kamel Beniaiche
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