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Biennale de Design Algéro-Française « DZIGN »: Quand la créativité se met au service de l’éco-responsabilité

L’Algérie accueille, du 8 mai au 9 juin 2024, la deuxième édition de la Biennale de Design Algéro-Française « DZIGN », placés sous le thème : « Pour un monde réel ». La particularité de cette nouvelle édition, consacrée à l’éco-responsabilité, est que son programme s’étend sur les cinq Instituts Français d’Algérie (IFA), dont celui d’Annaba qui a inauguré le 23 mai, dans le cadre de ce programme, « La Grande Exposition d’Annaba » au sein la galerie d’art de l’IFA, en présence de la commissaire de l’événement, Feriel Gasmi Issiakhem.

Comme celle-ci l’a si bien dit, l’exposition de la wilaya d’Annaba est au cœur du thème de cette deuxième biennale, à savoir l’éco-responsabilité. Face aux crises climatiques et écologiques menaçant l’avenir de la planète à moyen terme, l’IFA, en partenariat avec le ministère de la Culture et des Arts et celui l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, s’est fixé comme objectif dans le cadre du « DZIGN 2024 » de rechercher, étudier et proposer de nouvelles alternatives écologiques aux énergies et aux ressources traitées industriellement, afin de réduire l’empreinte carbone sur l’environnement. Cette biennale aborde avec brio un ensemble de thèmes essentiels à travers ses conférences, rencontres, projets et expositions. Elle ne se contente pas simplement de prévenir une crise des ressources, dont l’horizon semble se rapprocher à une vitesse inquiétante. Elle vise également à amorcer une transition vers un nouveau modèle de société, avec comme mots d’ordre « la modération » et « la symbiose ». L’objectif est de promouvoir une manière de construire, consommer, vivre et coexister avec le monde de façon plus mesurée et harmonieuse, et par « monde », on entend « nature ». Depuis l’avènement de la révolution industrielle au XIXe siècle, la population mondiale est passée de 850 millions à 8 milliards d’individus en un peu plus d’un siècle. Cette croissance exponentielle a entraîné une dilapidation des ressources naturelles, que la planète a mis des centaines de millions d’années à créer. Cela en dit long sur l’urgence de revoir, dès aujourd’hui, la relation abusive entretenue par l’humanité avec le monde naturel, dont elle s’est affranchie le jour où elle est devenue consciente de sa propre existence et de sa mortalité. C’est dans ce contexte que s’inscrit la pertinence des biennales algéro-françaises, qui participent à un effort planétaire dépassant les notions de frontières, de politiques et d’individualité. Elles œuvrent à la sauvegarde d’une planète fragilisée par la seule espèce capable d’éviter sa propre extinction, dans un environnement où elle a vu le jour il y a de cela 2,8 millions d’années. Pour atteindre cet objectif, il n’est pas nécessaire de mobiliser des trillions d’euros pour exploiter la Lune ou Mars, et penser de manière ambitieuse ne nécessite pas une technologie futuriste. Le secret réside et a toujours résidé à portée de main, dans une formule simple : « Rien ne disparaît, tout se transforme ». Ce concept aurait même pu être le thème central de l’exposition d’Annaba, étant donné les prouesses techniques, pratiques et surtout écologiques présentées lors de cet événement, qui, au lieu de soulever des questions, apporte des réponses concrètes. La Grande Exposition d’Annaba est une manifestation de design social mettant en lumière la restitution du projet « Les nouveaux stades » de Xavier Boissarie et Paul Emilieu, des photographies d’archives du patrimoine bâti de la ville d’Annaba de l’association « Madina », des prototypes d’aires de stationnement pour vélos de l’association « Annaba City Bike », des prototypes de l’association « Dzayer Bénévole » (tels que les réfrigérateurs du désert et les structures gonflables pour les personnes handicapées moteur), ainsi que du projet dirigé par l’enseignant et artiste Bouzid Tem Tem. Lors de cette inauguration, nous avons eu le privilège de rencontrer Feriel Gasmi Issiakhem, commissaire des Biennales de Design Algéro-Française « DZIGN ». Visionnaire, modeste, humble et débordante d’idées pour les prochaines éditions, elle s’est également engagée dans la mise en œuvre pratique sur le terrain des idées du « DZIGN ». Elle a bien voulu répondre à nos questions et de nous expliquer tout ce que cette initiative des designers des deux rives de la Méditerranée, et au-delà, implique non seulement pour aujourd’hui, mais surtout pour les générations futures et pour le monde dont nous avons la responsabilité morale de leur léguer.

S.A.A : Selon vous, combien d’éditions faudrait-il de cette biennale pour observer des résultats tangibles ?

Feriel Gasmi : Nous avons déjà constaté des résultats. Cette biennale a été lancée en 2019 par l’Institut Français d’Algérie, car nous avons remarqué un manque d’événements dédiés au design, malgré l’abondance d’activités autour des arts visuels, du spectacle et du cinéma. Nous savons que le design est devenu un moteur économique majeur dans d’autres pays, où il existe des syndicats, des associations et même des instituts nationaux dédiés à ce domaine. Personnellement, je milite activement en faveur de cette cause, car nous sommes actuellement en train de mettre en place un syndicat national des designers. Concrètement, le design est présent partout autour de nous, avec des objets qui ont des valeurs d’usage que nous connaissons bien. Pour illustrer mes propos sans citer de marques spécifiques, prenons l’exemple des masques de plongée qui ont connu un engouement particulier pendant la période de la Covid-19. Ces masques ont été conçus par des designers sous l’égide d’institutions telles que l’Institut Français du Design. Ainsi, des structures émergent pour promouvoir ces projets et les transformer en véritables icônes économiques, exportées dans le monde entier. En Algérie, nous pouvons également trouver ces produits dans les magasins. C’est juste un exemple parmi tant d’autres. Pour revenir à la biennale de design, nous avons jugé important de la lancer en 2019, et je suis ravie que l’IFA ait décidé de la reconduire cette année. Je suis convaincue qu’elle continuera à se tenir dans les années à venir. On parle déjà de celle de 2026. Donc, comme son préfixe l’indique, une biennale se tient tous les deux ans. En design, partout dans le monde, ce type d’événement est organisé de manière bisannuelle, car il faut comprendre qu’une biennale représente un travail sur une année entière. Ainsi, pour parvenir à un tel résultat dans les cinq villes, nous travaillons depuis près d’un an, en contactant, rencontrant des personnes et en discutant avec des concepteurs, tout en obtenant l’approbation des institutions algériennes. En effet, il est impératif d’avoir l’accord des autorités de tutelle pour organiser des biennales. Et pour cause, dans notre programme, nous prévoyons des classes de maîtres dans les universités, des institutions relevant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. De plus, les lieux d’exposition font partie du patrimoine algérien. Par exemple, la villa « Abdellatif » à Alger accueille actuellement la grande exposition de la capitale. À Tlemcen, nous utilisons le palais « Mechouar ». Idéalement, nous aurions souhaité trouver d’autres lieux que les instituts français à Annaba, Constantine et Oran. Cependant, nous avons choisi d’organiser les expositions dans les galeries des Instituts français en tant que partenaire officiel, afin de créer un équilibre et de souligner la distinction entre l’organisateur et le partenaire officiel.

S.A.A : Si l’on prend l’exemple des produits alimentaires, le « bio » est souvent plus coûteux en Algérie. Est-ce que le design écologique, en termes d’utilisation de matériaux respectueux de l’environnement, est accessible au citoyen lambda ?

Feriel Gasmi : Je ne suis pas certaine de comprendre pourquoi vous dites que les produits alimentaires biologiques sont plus chers en Algérie. Ce que vous décrivez correspond davantage aux pays européens. Nous avons la chance d’avoir accès à de véritables produits biologiques sur nos marchés. En réalité, nous sommes tellement habitués à une certaine abondance sur nos étals que nous sommes enclins à des habitudes alimentaires peu saines, comme la consommation de pizzas et de fromages industriels. En matière d’alimentation, cela relève davantage de la culture et de la perception, nous pensons que nous mangeons alors que nous ne nous nourrissons pas, alors que tout ce dont nous avons besoin est à portée de main. Je pense que c’est simplement une question de bon sens. Lorsque l’on applique ce principe au design, les biennales ont également pour objectif de transmettre des messages. Dans ce domaine, nous avons traversé différentes époques. Pendant l’ère industrielle, nous avons fabriqué des objets pour une population mondiale dépassant les 10 milliards d’habitants. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une surabondance d’objets fabriqués industriellement, dont les effets néfastes sur l’environnement et l’empreinte carbone sont bien connus. Au cours des dix dernières années, dans toutes les grandes villes célébrant le design, comme Milan, Saint-Pétersbourg, New York et bien d’autres, un dénominateur commun émerge : la durabilité. Il s’agit d’un véritable cri d’alarme, particulièrement adressé à l’architecture et au design, car nous sommes pointés du doigt en tant que concepteurs des objets que les utilisateurs consomment. Nous sommes responsables de cette « conception vers consommation », comme je l’appelle, et il nous incombe de changer ces paradigmes. C’est ce que j’appelle une trame systémique, une « consemblation ». Nous devons trouver d’autres solutions alternatives, notamment en ce qui concerne le réchauffement climatique et l’efficacité énergétique des bâtiments. C’est pourquoi j’apprécie particulièrement l’exposition d’Annaba, car elle aborde de manière concrète le thème principal de cette biennale. Nous avons conçu cet événement autour du manifeste de Victor Papanek, intitulé « Design pour un monde réel », qui est devenu pratiquement la référence pour de nombreux designers à travers le monde. Ce manifeste prône un mode de vie simple. Cette approche privilégie une vie plus consciente de notre empreinte carbone et vise à minimiser ses effets en réimaginant des objets plus simples. Aujourd’hui, lorsqu’un designer crée une nouvelle chaise, c’est un exercice classique, mais les objectifs ont changé. Les designers ne cherchent plus seulement à créer des chaises confortables et esthétiques, mais à repenser l’économie des matériaux. Par exemple, la chaise doit désormais peser moins d’un kilo et son parcours de fabrication doit être transparent, depuis la source des matériaux jusqu’à son lieu de production. Il est crucial de calculer les kilomètres parcourus par les matériaux et de favoriser une fabrication locale pour réduire l’empreinte carbone. Prenons l’exemple de l’association « Dzayer Bénévole » présente dans la grande exposition d’Annaba, qui propose des solutions simples telles que le réfrigérateur et le four du désert, fabriqués en terre cuite et pouvant conserver les aliments pendant longtemps. Ces objets démontrent la faisabilité technique et la simplicité de fabrication avec des matériaux accessibles. Les designers peuvent s’appuyer sur de telles initiatives pour créer des objets attrayants qui s’intègrent harmonieusement dans les intérieurs modernes, tout en respectant les principes de l’économie des matériaux et de l’écologie. Ce qui rend également l’exposition d’Annaba si captivante, c’est la diversité des approches présentées. Par exemple, l’école des beaux-arts d’Annaba, avec l’artiste Bouzid Temtem, offre une réinterprétation des empreintes du Parc Romain situé en contrebas de la Basilique Saint Augustin, sous forme de parchemins. Ces expositions sont très évocatrices, marquant le temps et nous invitant à réfléchir sur les siècles qui nous séparent de ces empreintes. Ces pierres, toujours en place grâce à la préservation de la nature, offrent aujourd’hui une relecture presque poétique de l’écriture romaine de l’époque. C’est ce genre d’approche qui intéresse particulièrement les designers dans ce type de biennale. Il y a également l’association « Madina », qui s’engage activement dans la préservation écologique des écosystèmes forestiers et du patrimoine bâti. De plus, le projet du nouveau stade, porté par Paul Emilieu Marchesseau et Xavier Boissarie, propose une approche novatrice axée sur la réversibilité scénographique et la réutilisation à différents niveaux. Cette approche ludique, centrée sur le jeu et la notion d’espace en interaction avec le corps, est particulièrement pertinente. Ainsi, la grande exposition d’Annaba met en lumière le concept de « Design low Tech », favorisant les solutions qui consomment le moins d’énergie. Cela implique des solutions simples, bien que beaucoup s’attendent à découvrir des innovations futuristes. Nous sommes totalement ouverts à l’innovation, tant qu’elle est en harmonie avec l’environnement. Cette biennale vise avant tout à susciter la réflexion. Les concepteurs participants ont la capacité de créer des chaises extraordinaires, des scénographies spectaculaires et d’utiliser tous les moyens pour créer des expositions visuellement époustouflantes, mais ce n’est pas l’objectif de cette biennale. Notre démarche est une invitation à réfléchir sur ce que nous voulons vraiment pour notre planète à l’avenir, sur ce que nous pouvons léguer aux générations futures. L’idée est que ce que vous avez chez vous peut être transformé et retravaillé de manière à réduire l’empreinte carbone sur l’environnement. À Constantine, par exemple, nous mettons en avant le quartier de Bardo avec des œuvres de designers qui explorent des formes contemporaines du cuivre, tout en restant ancrées dans la relation entre attraction et patrimoine. À Tlemcen, nous mettons en avant le tissage, réalisé par des designers contemporains. Chaque ville possède son propre ADN : Alger est plus dispersée car la plus grande communauté de designers y est basée. C’est pourquoi nous avons organisé la première édition à Alger. Cette année, avec l’IFA et en partenariat avec les ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur, nous avons décidé d’étendre la biennale à cinq villes du nord de l’Algérie. Peut-être qu’en 2026, nous irons dans le sud du pays. C’est une démarche progressive pour couvrir l’ensemble du territoire et sensibiliser le plus grand nombre à ces enjeux cruciaux. L’idée est de voyager à travers différentes régions et de s’enrichir des spécificités locales, tout en gardant comme fil conducteur l’écologie et l’éco-responsabilité. Chaque édition de la biennale a un thème spécifique ; la première édition portait sur l’urbanité et la ville, tandis que cette année, nous abordons différents médiums tels que la mode, le mobilier et l’art contemporain. Malgré cette diversité, la trame de fond de toutes les biennales reste toujours l’écologie et l’éco-responsabilité, mais surtout la préservation des populations d’artisans. Pendant longtemps, on a pensé en Algérie qu’il n’y avait pas de design car il n’y avait pas d’industrie ni de production en série. Cependant, en raison de la crise écologique mondiale, de nombreux pays se tournent à nouveau vers les savoir-faire artisanaux. Nous avons la chance d’avoir des artisans exceptionnels, et le designer joue le rôle d’interface entre le public et ce qu’ils peuvent offrir. De plus, les designers font travailler les populations d’artisans, même dans des régions reculées, ce qui crée une véritable chaîne économique et enrichit les communautés locales. Lors de ma visite à Tlemcen, j’ai rencontré des artisans tisserands qui m’ont dit que l’exposition les inspirait et qu’ils envisageaient de créer de nouvelles pièces. C’est exactement le genre de résultats que nous espérons obtenir à travers les biennales. À la fin de la première édition, deux designers ont même lancé leurs propres start-ups après avoir réalisé des projets qui ont suscité l’intérêt des collectivités locales. Cette année, deux autres participants ont également créé leurs start-ups. Nous n’avons pas encore assez de recul sur les autres éditions, mais nous venons tout juste de commencer celle de Tlemcen, suivie par Annaba et Constantine. Les biennales jouent un rôle essentiel pour reconnecter les gens entre eux, que ce soit le public, les artisans, les industriels ou les designers.

S.A.A : Pour cette édition, nous constatons déjà la précieuse collaboration de plusieurs ministères algériens, ainsi que celle des associations. À votre avis, que reste-t-il à faire pour accélérer l’évolution vers une approche plus prononcée de l’éco-responsabilité en Algérie ?

Feriel Gasmi : Vous savez, nous avons tellement élargi notre champ d’action et nous avons vu les choses en grand. Il ne se passe pas un jour sans que nous recevions des demandes par e-mail nous demandant « Comment participer ? ». Cela a suscité un tel engouement, au-delà de nos attentes. En plus des grandes expositions, nous avons des représentants des universités et des personnalités du design français, algériens et de la diaspora, qui visitent toutes les universités pour voir les expositions des étudiants. De plus, les industries culturelles créatives proposent des événements partout, en particulier à Alger, où ce tissu s’est développé au fil des années. J’espère sincèrement qu’en 2026, que ce soit à Annaba, Tlemcen, Constantine ou Oran, nous verrons l’émergence d’autres industries créatives. Les structures étatiques telles que les ministères jouent un rôle important, mais elles ne peuvent pas tout porter. Le dynamisme culturel d’une ville dépend davantage des initiatives privées : associations, industries créatives privées et galeries d’art. Au cours de ces biennales, nous avons fait des découvertes incroyables. Nous ne nous attendions pas à trouver autant de talents. Même nos invités français sont repartis éblouis, ils n’en croyaient pas leurs yeux. Ils étaient enthousiastes, ils ont adoré ce qu’ils ont vu et ont établi de nombreux contacts avec les concepteurs. Ce qui nous intéresse, ce sont les projets qui verront le jour après les biennales.

Soufiane Sadouki

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