Quand on prend le temps d’écouter les plus anciens habitants de Biskra, ce qui saute aux yeux de prime abord est que ceux-ci éludent la situation actuelle de la ville et son formidable développement pour évoquer inévitablement le passé de la Reine des Ziban, qu’ils qualifient de « merveilleuse, extraordinaire et mirifique ».
En effet, les seniors de Biskra ne manquent pas une occasion, dans les réunions familiales, les cafés et sur les places publiques où ils se réunissent, et même sur les réseaux sociaux, pour rappeler que cette ville du sud-est algérien était dans le temps une splendide oasis à la renommée internationale surnommée « Reine des Ziban » mais qu’elle est devenue une « Mendiante en haillons ». Et d’imputer cette situation à une mauvaise planification et un furieux essor urbanistique anarchique et échevelé, « lequel en a estompé toutes les caractéristiques qui faisaient d’elle un paradis sur terre », déplorent-ils. Ils regrettent profondément que les palmeraies et les jardins intramuros aient été arrachés pour faire place à des cités d’habitations aussi laides que labyrinthiques, que les grands hôtels aient été abandonnés où carrément détruits, que les bâtisses et jardins publics soient en état de délabrement avancé, et qu’enfin la douceur de la vie à Biskra d’antan ait été insidieusement dénaturée et transformée en « un enfer urbain insupportable », estiment-ils. Sont-ils des nostalgiques d’un temps révolu ? Font-ils de la résistance au changement ? Se sentent-ils dépassés par les contingences de la modernité et par la mentalité insaisissable des plus jeunes ?
« J’nen Beylik se meurt »
« Jusqu’aux années 1970, Biskra était une petite ville où il faisait bon vivre. Les familles se rendaient visite régulièrement pour des soirées conviviales. La solidarité était de mise et nous avions de l’espoir, une envie d’apprendre et de construire une cité selon des normes conformes à la psychologie et à la culture locale et au climat saharien. Dire cela ne peut pas être assimilé à une forme de critique de l’action des autorités publiques, s’attelant à offrir des logements aux demandeurs, de l’eau potable, de l’électricité et une connexion Internet à tous, à construire des écoles et des universités, à aménager les routes et à réhabiliter ou à créer des espaces verts et des jardins de détente pour les familles », tient à préciser un septuagénaire. « A Biskra, on doit emprunter des routes poussiéreuses, défoncées et pleines de nids-de-poule et marcher sur des trottoirs complètement dénivelés, bosselés, remplis de trous et de plus squattées par des commerçants sans que personne ne s’en préoccupe. Les vieilles maisons du centre-ville menacent ruine et les squares du 8 mai 1945, du 20 août 1955 et de « Larbi Ben M’hidi sont très mal entretenus. « J’nen Beylik », le poumon de la ville, qui est l’un des plus beaux jardins d’Algérie, se meurt dans l’indifférence. La gare ferroviaire offre un spectacle désolant de lieux abandonnés. La salle Atlas (ancien Casino), joyau architectural, dont l’esplanade bénéficie d’une opération de réhabilitation, est en voie de délabrement. Biskra, qui était autrefois une des plus belles villes d’Algérie, est désormais une ville anonyme, privée de ses caractéristiques originelles », déplore un octogénaire apparemment nostalgique de la ville de sa jeunesse. Son compagnon du même âge abonde ces propos. Il raconte que les Algériens des années 1970 étaient très différents de ceux d’aujourd’hui, dans leur façon d’être, dans leur tolérance, leur humilité, leur façon de parler et dans leur vie de tous les jours. Ils étaient très propres, et leurs quartiers aussi. Il y avait très peu de voitures, nos trains étaient très lents, nos autocars très inconfortables, mais nous avions plaisir à voyager et l’ambiance y était très joyeuse. Nos mariages étaient sobres mais c’était de vraies fêtes, et non pas des parades nuptiales de faux-nantis adeptes de l’ostentation. Nous avions du respect pour les honnêtes gens et du respect pour les érudits. Nos routes n’étaient pas systématiquement défoncées. Nos immeubles étaient propres, quotidiennement entretenus par des femmes de ménage et des concierges. Personne n’en violait les règles et la courtoisie routière allait de soi. Il y avait des boites aux lettres. Nous sortions nos poubelles à la tombée du jour et nous les rentrions avant le matin. Peu de gens avaient la télé, celle-ci était en noir et blanc et nous avions droit à des films, des pièces de théâtre et des concerts de très grande qualité. Nous avions des artistes en or que nous adorions. Nous avions aussi notre crieur public qui annonçait les heureux événements et aussi les funérailles. Pendant le Ramadhan, la rupture du jeûne était annoncée par un coup de canon et toujours par l’imam qui montait au minaret une torche à la main. C’était aussi le temps des saveurs olfactives, qui flottaient dans les rues, celle de la galette chaude, du café, du thé, des bons petits plats. C’était le temps des plaisirs simples de la vie, des mines radieuses, apaisées, des rires à gorge déployée, les piaillements des enfants dans nos quartiers. En somme, c’était un tout autre peuple, dans un tout autre pays. « Que reste-t-il de tout cela ? », conclut-il alors que des larmes perlent à ses paupières frémissantes.
Un désarroi compréhensible
Pour marquer son amour pour la Reine des Ziban, un ancien maire de la ville, lequel frôle les 90 ans, offre aux amoureux de belles lettres un acrostiche sur Biskra. « B : Belle oasis aux sites enchanteurs. I : Inépuisable muse pour tous les auteurs. S : Sur ta tête, à ta jolie couronne de reine. K : Kyrielle d’intellectuels s’abreuve de ton haleine. R : Radieux souvenirs, tu offres à tes visiteurs. A : A jamais grisés par tes splendeurs », annonce-t-il de mémoire. « Dommage que les jeunes ne connaissent rien de la Biskra d’antan avec ses hôtels, ses terrasses de café, ses bars fréquentés par des dizaines de touristes qui faisaient la tournée à partir de la Buvette de la gare, en passant par le café de l’Europe, le terminus Bar qui était en forme de bateau, le café du Sahara, l’Hôtel du Sahara, le Café glacé, l’Oasis, le café de l’Etoile, le Bar de l’hôtel Royale et enfin celui du Transat avec son grand-chef Saadalah, qui partait avec son équipe de cuistots soit à Vichy, Nice, Cannes ou Monaco. Comment ne pas pleurer ce qu’était la Biskra de notre enfance ? », se morfondent des seniors. « Biskra était encore vivable jusque dans les années 1980. Puis, les administrations et les pressions de toutes parts ont fait leurs œuvres de destructions totales de la ville et de sa mémoire », précise un autre septuagénaire. Comme pour beaucoup de Biskris ayant connu l’âge d’or du train, la gare ferroviaire tient une place particulière dans la mémoire collective. « Pour moi, la gare de Biskra est un lieu mythique. L’Algérie est un vaste pays où le transport ferroviaire en vertu de ses avantages a été bêtement abandonné », déplore-t-il. Réalisée à la fin du XIXe siècle pour relier Constantine à Biskra sur 230 kilomètres par voie ferroviaire et ouvrir la voie du grand sud, cette gare, qui a connu son âge d’or quand la Reine des Ziban était un pôle économique et touristique de renommée internationale, est abandonnée à son triste sort. En effet, la physionomie de la bâtisse encore debout malgré les outrages du temps leur fend le cœur et leur rappelle les moments merveilleux qu’ils y ont vécus, confient-ils. C’est qu’ils sont nombreux les Biskris d’un certain âge à regretter que le développement du transport des voyageurs par train ne soit plus une priorité nationale.
La gare hante les esprits
« La gare de Biskra était un point de rencontre et de départ d’une multitude de voyageurs de toutes les nationalités. Après un siècle de service impeccable en faveur des voyageurs, la descente aux enfers a commencé vers les années 1980 avec le développement du transport autoroutier. Nous avions du plaisir à traverser le pays en train et à en contempler les paysages. La gare de Biskra a été une pépinière d’acteurs du mouvement national pour la libération du pays et des dizaines de cheminots ont activement participé à la guerre contre l’occupation étrangère. Elle représente un pan important de notre vie et de l’histoire de notre ville », a ajouté notre interlocuteur qui déplore profondément que le rail n’ait plus le succès d’antan à Biskra. « Cette gare ne constitue plus qu’une simple halte entre Constantine et Touggourt. Quelques trains circulent pratiquement vides entre ces villes sans que cela ne gène quiconque. Même la soi-disant « Ligne bleu » devant relier quotidiennement Biskra à Skikda et vice-versa pour permettre aux estivants du sud de se baigner dans les eaux de la méditerranée n’a pas eu la faveur des voyageurs du fait d’un certain nombre de déficiences », a ajouté un ancien cheminot, qui se remémore avec nostalgie l’activité incessante qui régnait à la gare de Biskra du temps où le train n’arrêtait pas de siffler et où « la Reine des Ziban vivaient ses meilleurs moments », confient à l’unanimité les seniors de Biskra qui, notons le, sont loin de radoter à voir l’état actuel de la ville. « Naguère, la vie à Biskra était douce, paisible et merveilleuse. Aujourd’hui, nous vivons dans l’anarchie totale et nous sommes agressés de toutes parts par des agissements inciviques et indignes de la Reine des Ziban ». Il ne faut pas en tenir rigueur à nos retraités de vivre dans un passé magnifié. Ils s’accrochent à des souvenirs d’une Biskra idéalisée pour ne pas mourir de dépit. Ils sont issus d’une époque où la communauté n’était pas en conflit avec sa propre identité. Avant l’exode rural et l’arrivée de la mouvance islamiste avec ses corrections et ses velléités d’imposer de nouvelles formes de dévotion et des mœurs étrangères, les gens vivaient en harmonie avec leurs croyances, leurs mythes et leur culture emprunte de pudeur et de respect pour les aïeuls et leurs cœurs débordaient de bienveillance et d’altruisme. La numérisation et la téléphonie ont aggravé le sentiment d’isolement et d’exclusion des plus âgés dont on ne reconnaît plus l’utilité et l’autorité de patriarche. Il y a de nouveaux paramètres à adopter par tout un chacun afin de préserver le tissu social, commente un enseignant de l’université de Biskra. A noter que tous les témoins sont des natifs de Biskra qu’ils n’ont jamais voulu quitter « car elle est envoutante et ensorcelante malgré les outrages du temps », lancent-ils avec des clins d’œil de gamins effrontés.
Hafedh Moussaoui
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