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Dans une interview truffée de non-dits : Benjamin Stora décrypte la crise algéro-française

« Le point de paralysie qui existe entre les deux pays actuellement est le plus important depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962. C’est une situation inédite ». C’est avec ces propos d’un réalisme fulgurant que Benjamin Stora s’est livré au mensuel Historia, dans une longue interview parue récemment, pour exprimer son point de vue sur la détérioration des relations algéro-françaises. Considéré comme une référence et une voix autorisée, l’historien dont « l’influence s’étend jusqu’à l’Elysée » selon la formule qui lui a été consacrée en 2017 par Slate.fr, est allé au fond d’une discorde, que des cercles occultes exerçant un ascendant de plus en plus en plus apparent sur les personnalités les plus en vue de l’extrême-droite française, pourraient mener à la rupture, délibérément ou par le truchement de facteurs échappant à leur contrôle. « Cette fois-ci, la tension me semble plus profonde qu’elle n’a jamais été. Il n’y a plus d’ambassadeur d’Algérie à Paris depuis plusieurs mois, ce qui ne s’est jamais vu, et les canaux classiques de coopération sur les plans sécuritaire, migratoire ou culturel se sont fermés », a-t-il constaté. Selon lui, « le point de bascule a été la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental ». « Les autres points de désaccord » entre Alger et Paris « se sont intensifiés ou sont venus s’ajouter », a-t-il estimé, faisant savoir qu’avant l’alignement de la France sur la politique expansionniste du Makhzen, la mesure administrative appelée obligation de quitter le territoire français ne posait aucun problème entre les deux pays, puisque l’Algérie acceptait sur son sol le retour d’Algériens frappés d’une OQTF « davantage que les autres pays ». D’après lui, au milieu de « ces rapports difficiles », la part que prennent les « passions si propres aux relations entre les deux pays est considérable » en raison d’une histoire étalée sur « six générations minimum ». « Du côté algérien, il y a eu l’idée d’un prix très lourd à payer dans cette guerre, avec de très nombreux morts et une impression que des occasions de procéder autrement avaient été gâchées », a-t-il soutenu, citant De Gaulle, qui avait dit à propos de l’Algérie : « il est temps de refermer la boîte à chagrin ». « La boîte n’a jamais été qu’à moitié fermée », selon Benjamin Stora, qui a estimé qu’elle « était prête à se rouvrir ». « Les passions, les douleurs, les ressentiments, qu’on a cru pouvoir effacer par le biais des générations suivantes, se sont en fait communiqués. L’histoire ne s’efface pas, elle se transmet – bien, quand cela passe par des manuels, des ouvrages mesurés ou des films, ou mal, quand cela se fait par des non-dits, des rancœurs, des fantasmes… », a-t-il dit, renvoyant dos à dos les silences français » et les discours algériens. « On n’est pas parvenu à diminuer les passions. Une guerre entre des mémoires séparées s’est développée dans les deux pays », a-t-il jugé, avant d’évoquer la crise actuelle et la menace de remise en cause des accords du 27 décembre 1968. L’abrogation de ces accords signés par De Gaulle « voudrait dire que ce qu’a signé le général de Gaulle en 1968 n’était pas bon – or, revenir sur cette signature-là me semble être une remise en cause implicite, inconsciente, de ce que le président français avait aussi signé en 1962, c’est-à-dire les accords d’Evian », a soutenu l’historien, plaidant pour des négociations. « De fait, de nombreux Algériens ou Franco-Algériens vivent en France. Cela pose la question du flux que cela engendre naturellement d’une rive à l’autre, de par les liens familiaux qui existent, la nécessité de rencontres, de participer aux fêtes, aux événements communs… Cela crée un espace mixte franco-algérien considérable, qui est, de toute façon, un legs de notre histoire », a-t-il signifié. « L’enjeu est là : il s’agit de faire de l’histoire ». C’est avec cette « sentence » à double sens que l’historien a conclu une interview truffée de non-dits.

Mohamed Mebarki

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