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Le nouveau récit de Myassa Messaoudi en librairie : « Honneur à crédit » : un roman contre le confort de l’oubli

Ces derniers temps, on ne trouve pas, chez nos libraires, grand-chose à se mettre sous les yeux ;  je parle d’œuvres de qualité, capables de faire mousser nos émotions comme le ferait une fraîche boisson. Mais il arrive aussi qu’on tombe, divine surprise, sur des pépites. J’en ai trouvé une, la semaine dernière, chez mon ami Ali Bey, à la librairie du Tiers-monde. Le titre, plutôt sobre, et pas du tout attirant. Quant au contenu, laissez-moi vous dire que ce n’est pas de la daube ! « Honneur à crédit », qu’il s’intitule. Il est publié aux éditions Frantz Fanon, sous la plume flamboyante et incisive de Myassa Messaoudi, une universitaire plus connue par ses contributions régulières dans la presse algérienne où elle porte son regard aiguisé sur les fêlures et les césures dont les démons agitent le pays. Ce roman nous permet donc de découvrir une autre facette d’écriture, sur un registre fictionnel, de Myassa Messaoudi, une féministe assumée doublée d’une républicaine jusqu’au bout de l’âme. Elle réside en France et son parcours personnel semble un peu faire écho à celui de  son héroïne, Lamia. Dans « Honneur à crédit », l’autrice a réuni tous les ingrédients du genre qui donne à l’œuvre sa consistance, sa succulence. Je l’ai lue et relue comme on déguste un breuvage exquis,  par  petites gorgées pour faire durer la saveur, « le plaisir du texte »  selon la formule à double détente de Roland Barthes. Une histoire bien fagotée, des personnages avec une grande épaisseur psychologique et sociologie, notamment Lamia qui est le moteur  et  la locomotive du récit, des phrases ciselées, des mots sculptés et une syntaxe narrative fluide et eurythmique. L’histoire d’abord. Et c’est la grande histoire avec un « H » majuscule qui est convoquée par Myassa Messaoudi. Elle nous replonge sans ménagement  dans le cauchemar islamo-terroriste des années 90. Plus précisément, un de ces drames les plus épouvantables signé du GIA et sur lequel elle s’appuie pour composer sa fiction traversée par un souffle dramatique.

Onze femmes pour mémoire

Pour ceux qui s’en rappellent, et qui ne s’en rappellent pas aussi : nous sommes samedi 30 septembre 1993. A 15 heures 30 minutes. Dans la localité d’Ain Adem. A Sidi Bel Abbès. Onze enseignantes. Oui, onze enseignantes (Kheira, Sahmada, Imane, Fatma…), rentrant chez elle à bord d’un bus après avoir fini leur journée de cours, tombent dans un faux barrage terroristes. Elles sont extraites du véhicule, ligotées, puis passées l’une après l’autre au fil des couteaux du groupe terrorise dirigé par la sanguinaire Dib El Djiâne (le loup affamé), de sinistre mémoire. Quand on lit le  passage du roman qui relate cette embuscade, comble de l’abomination, on ne lit pas, mais on entend les râles, les prières, les supplications de ces héroïques enseignantes qui ont payé de leur vie pour avoir osé dire « non » à l’injonction du GIA de cesser de prodiguer les lumières du savoir à leur élèves. Miracle : au moment de monter dans le bus, Lamia a une envie pressante et décide de se soulager en se rendant daredare aux toilettes de l’école. Au retour, c’est trop tard. Te transport est déjà parti sans elle, car il ne fait pas bon traîner sur les routes de campagne où rodent les fantômes terroristes. Lamia est convaincue par son directeur de passer la nuit avec sa femme et ses enfants, lui rappelant, dans une intuition prémonitoire, l’adage « Kul Atla fiha khir ». Il ne croit pas si bien dire, Monsieur El Moudir. « Vous avez eu de la chance, Mademoiselle. Vos collègues… Que Dieu ait leur âme. Elles ont toutes été assassinées par les terroristes, dans un faux barrage », l’informe l’officier de gendarmerie débarquant, quelques instants après, à l’école pour annoncer le drame (page 28). « Puis saisissant enfin les propos du gendarme, tout s’éteignit dans tête. Elle (Lamia) perdit connaissance et s‘écroule devant la porte » (page 90). Le lendemain, elle rentre chez elle dans un taxi collectif. Re faux barrage. Mais les terroristes laissent passer le véhicule. La tête enserrée dans un foulard qui ne laisse dépasser aucune mèche, Lamia est néanmoins fusillée, à travers la vitre, d’un œil lubrique par un des « tangos » en manque.

Tournant radical

D’avoir survécu, malgré elle, à ses collègues, engendre chez Lamia comme un profond sentiment de culpabilité qui assombrit ses jours. Mais, faisant un effort sur elle-même, elle fait son introspection en profondeur pour faire de ce mea culpa un rebond psychologique. Un moteur dans sa nouvelle existence, car le martyr de ces collègues va marquer une rupture, un tournant radical dans sa vie qui sera dédiée à la défense de leur mémoire. Première décision : quitter l’Algérie, un pays en proie aux démons de l’islamo-terrorisme et pour qui la femme, en dehors d’être pour eux une offrande sexuelle appétissante, n’est pas en odeur de sainteté dans leur univers mental. Ce n’est pas le cas de Lamia, sortante de l’université d’Oran où elle se coltine des grands textes tout en se forgeant des convictions féministes. Destination Paris, « ville des anges et des démons où elle s’inscrit à la Sorbonne en post graduation pour approfondir une recherche à l’université d’Essenia. Ah les belles années fac ! Elle garde une douce nostalgie. « Avec un pays chaotique derrière moi et des assassins en Abaya à mes trousses, se dit Lamia, comme si elle s’adressait à quelqu’un d’autre, je n’ai en tant que femme que l’obligation de réussir, de résister. Je vais soutenir ce fichu doctorat, je me le dois à moi-même et à toutes mes collègues assassinées. Il faut que je réussisse, quitte à me tuer au travail. Je dois prouver à toutes les femmes de mon pays qu’elles peuvent se débrouiller seules. Qu’il existe un autre destin que celui de survivre et encaisser » (page 196). La réussite, comme dans une prophétie auto réalisatrice, Lamia, après quelques boulots par-ci par-là, histoire de survivre, elle la croise sur son chemin. C’est au siège d’une télévision du Golf à Paris « Koul El Arab » qui lui offre « la perspective de démarrer une carrière digne de ce nom parmi les gens des lettres et des mots à l’endroit desquels elle nourrissait une considération platonique ». Le directeur de cette télévision, Antoine Khouri, un libano-chrétien, ne tarde pas à comprendre que Lamia n’est pas une petite main recrutée pour faire un travail de saisie en arabe.  C’est une femme de méninges ambitieuse et volontaire dont il fait son éminence grise qui l’éclaire de ses analyses pointues sur les enjeux stratégiques qui agitent la planète. En fait, dans l’histoire, Antoine Khouri ne sera qu’un adjuvant, un facilitateur qui permettra à Lamia de faire la fameuse rencontre de sa vie, celle qui ne se présente qu’une seule fois. 

De Sidi Bel Abbès à l’ONU

C’est au siège de l’Unesco à Paris. La bonne personne s’appelle Shekha Hala Al Salmani « première femme ambassadrice arabe », pays du Golf, qui l’engage pour l’aider à perfectionner sa langue française. L’ambassadrice, comme le directeur de « Koul El Arab » avant, se rend vite compte qu’avec Lamia, elle a affaire à une tête bien faite, animée par une flamme et une volonté de prendre une revanche sur son destin et celui de ses collègues assassinées. Et qui porte en bandoulière un anti islamisme assumé. « Lamia, j’ai une bonne nouvelle pour toi. Je ne vais pas pouvoir présenter mon discours annuel à l’Assemblée générale de l’ONU la semaine prochaine car je suis en même temps invitée à la Conférence internationale sur le Proche Orient à Paris. J’ai décidé finalement d’y aller. C’est plus urgent », annonce Shekha Hala lors d’une séance de travail. À l’Assemblée générale de l’ONU, il sera question de terrorisme et des droits des femmes. « C’est aussi important et c’est toi qui vas t’en charger », annonce Mme l’ambassadrice à Lamia, tétanisée de devoir « parler à la tribune des Nations-unies devant les représentants de tous les pays du monde (…), affronter un auditoire aussi prestigieux et commenté ». Et voilà Lamia, d’un petit Bourg de Sidi Bel Abbès où elle échappe au rituel de l’égorgement à la tribune de l’ONU. La consécration, l’apothéose ! Son discours résonne comme une oraison funèbre post-mortem dédiée à ses collègues assassinées. « Au nom des onze enseignantes mortes en exerçant leur devoir et en honorant leur fonction et dont je porte le poids de la mémoire douloureuse. Au nom de toute les femmes assassinées par ces intégristes, en Afghanistan, en Iran, en Afrique et partout où l’islamisme sévit, je nous crie : Aidez-nous. Aidez-vous ! Car tout fascisme est d’essence contagieuse, expansionniste », retentissent les mots de Lamia dans une salle traversés par un silence religieux. Buvant les paroles de qui termine son discours par une standing ovation, suivie d’une minute de silence… Fin du récit Dans « Honneur à crédit », Myassa Messaoudi, questionne aussi des problématiques adjacentes, comme l’intégration des Algériens des banlieues en proie au repli identitaire, et l’entre soi communautaire face à une France qui en fait les boucs émissaires faciles de sa crise systémique. Elle évoque aussi le cas de ces compétences algériennes qui ont fui le pays dans les années 90 et se retrouvent contraintes d’accepter malgré elles des salaires infamants et sans rapport avec leurs qualifications. La problématique est plus patente dans les hôpitaux français où les femmes médecins algériennes sont soumises au droit de cuissage de la part des mandarins des services. Mais la trame de fond reste l’islamisme, le terrorisme, le poids des traditions qui assignent à la femme un destin de « mineure à perpet’ ». Et d’ailleurs, ce roman ne peut pas mieux tomber qu’en ces temps de révisionnisme qui inverse les rôles, en faisant des tueurs de femmes d’hier des pauvres « victimes du système » (sic). « Honneur à crédit », un roman contre l’oubli.

 

Par Omar Ouali

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