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« France, la fabrique de l’émeute » : Un état des lieux sans complaisance

Fidèle à sa ligne éditoriale libérale et humaniste, le quotidien suisse, Le Temps, a publié hier une tribune signée par Jean-François Bayart, politologue français et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Une analyse consacrée aux émeutes qui ont secoué la France dernièrement suite à la mort tragique de Naël, un adolescent d’origine algérienne, tué par un policier. L’universitaire, qui enseigne aujourd’hui à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève a dressé un tableau sans complaisance de l’état des lieux d’un pays où la plupart des médias « se lamentent sur un effondrement de l’autorité à tous les niveaux » ou détournent carrément le regard, alors que le président de la République s’en tient « aux parents qui ne tiennent plus leurs gamins ». Sous le titre, « France, la fabrique de l’émeute », le politologue marque d’emblée les contours d’une actualité brulante. « Après le choc venu des banlieues, le pays veut des coupables, sans chercher à comprendre, dans son histoire longue, d’où vient la rage d’une partie de sa jeunesse ». Tout en signalant l’attitude incompréhensible de certaines publications françaises, qui ont « préféré regarder ailleurs, « sans la moindre mention du tremblement de société qui vient de se produire », Jean-François Bayart constate que la tendance générale qui se dégage aujourd’hui de la scène politique française se résume en ceci : « on tourne la page en attendant la prochaine fois, ou la prochaine élection, ou qu’une femme à poigne montre au pays ce qu’ordre veut dire » ! « Des événements émeutiers, depuis quarante ans, ce n’est pas ce qui a manqué. Vénissieux, en 1983, n’était pas le premier mais il avait frappé les esprits parce qu’il avait déclenché une fameuse marche pour l’égalité, jusqu’à Paris. Ensuite, le feu a repris presque chaque année, souvent circonscrit, mais avec des embrasements, comme le soulèvement des banlieues en 2005 », rappelle-t-il. La France refuse-t-elle de regarder dans le rétroviseur ? Oui, répond-t-il en soulignant que si « au fil des décennies, les méthodes et les outils changent: désormais, les réseaux sociaux et les vidéos sur téléphone mobilisent et amplifient chaque éruption. Mais les acteurs sont les mêmes depuis le début: une jeunesse française (presque toujours) dont les parents étaient venus des anciennes colonies ». Citant les massacres du 17 octobre 1961, il rappelle que « ces parents, Algériens, étaient ceux que la police balançait dans la Seine – combien de dizaines? C’était la guerre, bien sûr, mais un traumatisme dans la mémoire des survivants, même si les Parisiens, eux, ont oublié ». Evoquant la situation des cités dortoirs, il avance que « le taux de chômage est aujourd’hui autour de 7% en France, mais de 18% en moyenne dans les banlieues dont on parle; dans certaines tours, certaines barres, même rénovées, la moitié de la population est sans travail ». « La vie en bordure des villes, cette distance héritée de l’histoire, ces quartiers séparés qui n’étaient pas vraiment le résultat d’une politique, mais de la force des choses économiques, ont au bout du compte fondé une contre-société, et une contre-culture », note-t-il. « Le rap, avec ses textes qui souvent racontent cette destinée, est maintenant une création musicale dominante. Un cinéma est né sur les mêmes références, Les misérables ou Athena qui semblait annoncer ce qui vient de secouer la France », souligne-t-il, avant de citer comment les Anglo-saxons ont géré le problème des communautés, « pendant qu’en France, les communautés dont on prétend nier l’existence, sous l’artifice de la neutralité laïque, explosent ». « Belle imposture »!, fait-il observer. « Si la République ne parvient pas à dire aux jeunes enragés, malgré leurs déprédations, qu’ils sont ses enfants, et de façon qu’ils puissent le croire, demain sera difficile. Mais la France n’y est pas prête. Elle veut l’ordre, surveiller, punir. Alors elle aura le désordre », conclut-il.

Mohamed Mebarki

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