En tournée à travers plusieurs villes algériennes pour la promotion de son dernier roman « Cœur-d’amande » paru en septembre 2024 chez Casbah Éditions, le grand écrivain Yasmina Khadra nous a accueillis à bras ouverts, tôt dans la matinée du lundi 21 octobre à l’hôtel emblématique d’Annaba, Seybouse International (ex-Plaza), avant la séance de vente-dédicace tenue à la librairie de la Révolution.
Cette visite très attendue a marqué le retour de l’écrivain à la perle de l’Est dix ans après son dernier passage. Yasmina Khadra ne se présente plus ; il est introduit sur les plateaux télé et lors des rencontres qu’il anime à travers le monde par des chiffres éloquents : plus de trente livres, traduits dans une cinquantaine de langues dans soixante-deux pays… et ça ne cesse de croître !
Annaba est heureuse de vous accueillir, dix années après votre dernier passage, pour la vente-dédicace de votre dernier ouvrage. Pourquoi avoir choisi cette ville pour entamer la tournée de promotion de « Cœur-d’amande » ?
Je ne suis pas là seulement pour la signature de mes ouvrages, mais pour me ressourcer parmi les miens. J’étais programmé pour une rencontre du 23 au 26 octobre 2024, du côté de Venise à Pordenone (Italie), puis j’ai soudainement eu envie de rentrer au pays. De ce fait, ma tournée italienne se tiendra en avril. Je me sens déjà mieux à Annaba
Vous avez déclaré dans de précédents entretiens que pour « Cœur-d’amande », vous avez tenu parole au lectorat français en écrivant un roman dont les événements se déroulent principalement en France. Cette visite à Annaba est-elle une sorte de promesse de retrouver la perle de l’Est dans un de vos futurs romans ? Pouvons-nous vous en arracher une ?
Qui sait ? Annaba est une ville qui prête à cet exercice. À Tanger, trois dames sont venues me voir pour me demander d’écrire une histoire qui se passerait dans leur ville, et ça a donné « l’Outrage fait à Sara Ikker » paru en 2019. En vérité, j’obéis à mes inspirations. Parfois, elles coïncident avec des promesses que je fais à mon lectorat. C’est le cas de « Cœur-d’amande ».
Dans vos deux derniers romans, vous évoquez la solidarité et vous faites une ode à l’amitié. Nous le constatons à travers la relation solide qui lie Yacine Cheraga dans « Les Vertueux » avec ses frères d’armes, et la relation de Nestor avec les copains de quartier dans « Cœur-d’amande ». Est-il nécessaire de rappeler cet aspect humain dans deux romans successifs ? Vous réitérez ces valeurs parce que vous les sentez en déperdition ?
C’est ce que nous avons d’essentiel finalement. Cette solidarité, cette prévenance, cette amitié, ces valeurs qui sont en train de se dissiper dans ce que nous avons de plus navrant à travers la haine, le racisme, l’exclusion, le régionalisme, tout cela nous dénature. Notre véritable essence est dans le don de soi, le partage, l’amour, et dans tout ce qui pourrait mettre un peu de lumière dans la banalité de nos jours. Je suis quelqu’un qui croit fermement en la camaraderie, peut-être parce que j’étais élevé à l’école des cadets. Depuis l’âge de neuf ans, j’ai partagé ma vie avec des centaines d’autres garçons.
Avez-vous gardé ces liens ?
Bien sûr que j’ai gardé des liens même si ma notoriété d’écrivain a faussé certains rapports. Les amis d’enfance ne savent plus comment me prendre. Ils pensent que j’ai changé alors que je suis resté le même mioche d’autrefois. L’écriture a été salutaire dans « Cœur-d’amande » pour Nestor qui est devenu écrivain, et a aidé Yacine dans « Les Vertueux ». Cette ode à l’écriture vous reflète-t-elle ou est-ce une invitation aux lecteurs doués pour cet exercice de tenter l’aventure ?
On dit que le rire est le propre de l’Homme, c’est faux. Les animaux peuvent rire, même si on ne décode pas leur façon de le faire. C’est l’écriture qui est le propre de l’Homme. Nous avons tous un talent caché, c’est à nous d’y croire. Certains y renoncent très vite à cause d’autres carrières ou d’autres projets. L’écriture est magnifique, elle permet de réfléchir, de nous divertir et de nous instruire. C’est un miroir qui nous renvoie la véritable image de ce que nous sommes.
Vous avez dédicacé « Les Vertueux » à votre maman et « Cœur-d’amande » à la grand-mère de vos enfants et à toutes les mamies. Par ailleurs, nous remarquons dans vos deux derniers romans l’amour sincère, naïf et vrai que porte Yacine Cheraga pour son épouse Meriem et Nestor pour Alice. De plus, vous finissez les deux romans par des phrases évoquant la femme. Ne comptez-vous pas consacrer tout un ouvrage pour illustrer ce doux rapport homme-femme tel que vous le concevez, dans ce monde où les violences faites aux femmes sont récurrentes ?
La femme est partout dans mes livres. Elle est essentielle. Les nations qui n’ont pas compris ça sont des nations malheureuses. Si on mettait la femme à la place qu’elle mérite au sein de la société, elle nous aiderait à sortir la tête de l’eau et à aller de l’avant. Si nous sommes à la traîne des peuples, c’est parce que nous ne savons toujours pas exploiter toutes les ressources que pourraient nous prêter la femme.
« Cousine K » a beaucoup plu, à l’unanimité, aux adhérents d’un groupe de lecture ici à Annaba, qui l’ont découvert récemment. Quel en est le secret ?
J’ai mis presque 15 ans à l’écrire. C’est un exercice de style, je voulais savoir si la langue pouvait rester belle en parlant de la noirceur humaine. Tout le combat est là. D’un côté, on est dans la tête d’un psychopathe, c’est-à-dire dans le délire, dans le rejet absolu de ce qui est beau. De l’autre, il y a le Verbe qui transcende la noirceur humaine. C’est mon plus beau texte, mais beaucoup de gens n’ont pas aimé. Ce roman jauge la teneur de notre fibre littéraire.
Est-ce que la lecture va bien en Algérie ?
Le livre a fait un recul fantastique dans le monde, c’est terrifiant ! À cause de ces objets de divertissement et d’abrutissement comme les smartphones et les réseaux sociaux, les gens ont découvert d’autres cultures, la culture du dépotoir. Ils s’adonnent à des choses qui les rabaissent davantage, qui les abrutissent encore. Mais il y a une minorité qui s’accroche au livre parce qu’elle a compris où se situe le véritable repère.
Après cette longue carrière, vous arrivez à écrire un roman aussi dense et fort que « Les Vertueux », que vous qualifiez vous-même de le roman le plus impressionnant de votre carrière. N’avez-vous pas peur de ne pas pouvoir faire pareil ou mieux après ce succès ?
« Les Vertueux » est certainement le plus beau livre que j’ai écrit, mais ça ne veut pas dire que les autres sont mauvais. Quand on est Algérien et qu’on évolue dans un milieu hostile (dans les institutions littéraires en France, en ce qui me concerne), être excellent ne suffit pas, il faut être exceptionnel.
Quels sont vos projets à venir ?
Qui sait ? Une idée, une fulgurance, et c’est parti.
Par Fatima Zohra Bouledroua
Partager :